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La bureaucratie : un mal français qui est aussi un mal local

Le constat de la lourdeur et de la lenteur des administrations dans notre pays n’a rien de nouveau. Certes, l’état de droit a ses exigences. Mais jusqu’où peut-on accepter que la contrepartie des droits et des prestations du modèle social français soit un tel contrôle exercé par notre Etat redistributeur ? Cette défiance vis-à-vis du citoyen est largement l’héritage du tournant jacobin des années révolutionnaires. Centralisateur, égalitariste, notre Etat s’est ingénié à vouloir appliquer partout les mêmes règles, jusqu’au moment où les moyens de le faire ont commencé à lui manquer : c’est l’arrivée de la décentralisation il y a quarante ans, qui n’a en rien amenuisé les dispositions de l’Etat jacobin. Et il n’y a pas lieu d’en blâmer les uns plutôt que les autres. Comme le disait Hannah Arendt, « la domination à travers l’anonymat de la bureaucratie n’est pas moins despotique du fait que « personne » ne l’exerce ; au contraire, elle est encore plus effroyable ». Si nous n’étions tous plus ou moins persuadés que chaque « choc de la simplification » ne génère finalement que des complications supplémentaires, il y aurait de quoi se réjouir des réformes prévues sur ce point par le ministre de l’Economie et des Finances, avec notamment la suppression des fameux Cerfa.

Or le temps presse.

D’abord, parce que l’exaspération citoyenne monte. Quand il faut remplir trois formulaires pour installer une clôture, il se trouve de moins en moins de monde pour demander l’autorisation, et ceux qui la demandent ne comprennent pas pourquoi on n’empêche pas ceux qui font les choses sans rien dire de les faire. De là à conclure que rien de ce qui vient d’en haut n’est cohérent ni crédible, il n’y a plus qu’un petit pas, vite franchi. L’image de l’état de droit et de la République s’en trouvent considérablement altérée.

Le temps presse ensuite pour des raisons touchant à l’efficacité de l’action publique. La pulsion technocratique centralisatrice n’a voulu réformer le monde institutionnel qu’en créant des entités de plus en plus grandes, selon le culte du « big is beautiful » : des régions agrandies, des intercommunalités XXL, qui ne peuvent être pilotées que par des experts chevronnés. De même, la réglementation en général et les réformes en particulier ont atteint un point de complexité technique qui fait qu’à peu près plus personne ne peut les comprendre. Nous avons donc besoin d’élus experts, ce qu’ils ne sont pas souvent, ou, à défaut, d’experts comme intermédiaires, rôles que jouent les directeurs des collectivités et des EPCI. Se crée ainsi, à chacun de ces échelons, une petite technocratie interne qui ne tarde pas à dominer de la tête et des épaules des élus qui ne comprennent plus leur jargon. Ce devrait être au politique de parler la langue du citoyen : à défaut, les citoyens et leurs représentants passent entre les mains des experts.

Jusque chez nous, il devient chaque jour plus évident que la construction et la structuration de cette technocratie sont au cœur du projet communautaire lui-même. Il ne s’agit pas en l’espèce de blâmer les fonctionnaires ainsi investis du pouvoir : ils font leur travail, et ce n’est pas leur faute si la place leur est laissée libre par ceux qui devraient l’occuper. Mais le résultat de ces habitudes qui s’enhardissent est là. On en veut pour exemple la gestion des épisodes dits de turbidité de l’eau. En effet, là où on pourrait penser que le président concerte les autres maires pour qu’ensemble ils prennent ou non la décision de publier que l’eau est réputée non potable et de distribuer des bouteilles, les choses ne se passent pas ainsi. Directement, et passant par-dessus les maires, l’administration communautaire considère que la mesure qu’elle fait de la turbidité vaut décision politique, et communique par voie de SMS en s’adressant directement aux administrés, sans demander aux communes ce qu’elles en pensent. C’est bien dommage : on s’apercevrait peut-être en raisonnant différemment qu’à force de sonner l’alerte à chaque goutte de pluie, plus personne bientôt ne tiendra compte des alertes, ce qui va exactement à l’encontre de l’objectif recherché.